Mouvement agricole : Un trop banal sacrifice

Une opinion depuis les champs

L’opinion développée ici vient d’une ferme en maraîchage bio située dans le Cotentin, nous y produisons des légumes, des fruits, du miel et des œufs depuis 2018. Nous travaillons à 4 associés de 37 à 59 ans, et avons également un food-truck de cuisine végétarienne. Nous communiquons assez régulièrement sur le fait que nous cherchons d’autres personnes pour travailler avec nous, pour rejoindre le projet, s’y investir et s’installer en tant qu’agriculteur-trice mais les candidats se font rares. Comment pourrait-il en être autrement ? Nous sommes de ces premiers de corvées qui travaillons dur pour le SMIC, des cotisations retraites ridicules et une situation d’indépendant précaire. Ce n’est pas un métier attrayant pour le présent, ni pour l’avenir.

Heureusement il y a la satisfaction du travail bien fait, de la fierté de produire des aliments de qualité, d’avoir une certaine reconnaissance morale, mais à l’instar des infirmier-es des hôpitaux, les hourras, les applaudissements, et la vertu du métier, ne suffisent pas toujours à tenir bon, pour celles et ceux qui s’investissent plus que de raison, et pour créer des vocations. Ainsi bien que nous constations un mouvement certain d’installations de néoruraux et de jeunes issus de familles habitantes de la ruralité, le nombre de fermes et de travailleurs de la terre continue de se réduire de façon inexorable depuis des dizaines d’années.

Et contrairement à ce qui est dit ou insinué dans la plupart des médias, et qui semble largement intégré dans l’esprit des consommateurs, l’agriculture n’est pas entrain de changer vers des modes de production durables, respectueux du biotope et de la santé de chacun-e. Et les modes de consommation visant les produits locaux, de saison et bio en vente directe restent une niche, et depuis l’épidémie de COVID et le retour de l’inflation, le bio est en perte de vitesse.

Agriculture à deux vitesses

Celles et ceux qui portent des projets alternatifs ne sont pas forcément les plus à plaindre dans le milieu agricole. Il faudrait d’ailleurs dire « les milieux » agricoles car bien qu’il s’agisse in fine de produire des aliments, il s’agit pour certain-es de produire de la « matière première » et pour d’autres un produit fini, pour certain de travailler comme des artisans, pour d’autres comme des industriels, pour certain de prendre soin des paysages, de l’environnement, de la biodiversité, alors que pour d’autres la nature et le sol ne sont qu’un outil, voire un support de production. C’est là toute la difficulté d’analyser un mouvement de contestation agricole comme celui-ci qui a connu une médiatisation en ce début d’année.

Pour apporter un peu de clarté, il serait tout de même possible de définir trois grands schémas agricoles différents : Le premier, celui d’une agriculture paysanne et alternativiste, visant l’autonomie et limitant au maximum l’endettement, le second celui des fermes de tailles moyennes victimes de ce qu’on appelle « l’intégration » à des pseudos coopératives, prises en étau entre l’endettement, des coûts d’achats qui montent et des prix de vente volatiles, et pour finir les grosses fermes, directement liées aux coopératives par la participation active aux décisions de celle-cis et dont les surfaces importantes (plusieurs centaines d’hectares) et le matériel de pointe leur permettent de rester compétitifs sur les cours internationaux, mais elles sont une large minorité, puisque seulement 23,8 % des exploitations ont une surface supérieure à 100 hectares (1)

Devant ce panel divers et pour répondre aux mobilisations importantes, le gouvernement Attal a fait plaisir aux gros producteurs, aux manettes des syndicats majoritaires, et leur volonté productiviste avant que les agriculteurs plus petits ne puissent se parler de se mettre d’accord sur des revendications communes dans une tentative de dépassement des clivages et des appareils syndicaux majoritaires que sont la FNSEA et les JA . Appareils syndicaux finalement aussi représentatifs des agriculteurs que l’est Emmanuel Macron du « peuple  français », ce n’est pas peu dire.

Mais rogner sur les normes ou les taxes environnementales, c’est aussi donner le moyen aux plus grosses exploitations et à l’agro-industrie de pointe, de s’en sortir avec ces outils industriels destructeurs dans un contexte de concurrence internationale qui certes utilise également ces funestes moyens. C’est mettre une croix sur les maigres ambitions environnementales pour continuer le développement d’une agriculture compétitive, et donc acter la disparition des plus petites exploitations et la réduction croissante du nombre d’agriculteurs. C’est également dans ce sens que le gouvernement a annoncé l’augmentation des seuils d’exonération sur les successions agricoles, mesure qui profitera aux plus grosses exploitations, et aux plus riches puisque une installation coûte en moyenne, 200 000 à 400 000 euros (2)

Lâcher sur des mesures environnementales, c’est symbolique, c’est faire plaisir à coût réduit, c’est continuer d’hypothéquer l’avenir pour maintenir les profits aujourd’hui. Mais c’est pour beaucoup d’exploitations un pansement empoisonné sur une fracture ouverte, et puisque la politique globale agricole ne change pas, les problématiques actuelles ne feront que se répéter et les autoroutes seront très vite de nouveau bloquées.

Et comble du cynisme, le pouvoir ne s’attache même plus à prendre soin de l’arbre « alternativiste », car derrière chaque arbre isolé d’une micro-ferme paysanne, se cachait une forêt d’exploitation agricole visant le modèle productiviste. Cette séquence politique et médiatique aura eu le mérite de faire tomber les masques. Il sera maintenant difficile de faire croire que l’agriculture est réellement et significativement entrain de changer pour le mieux.

Prenons cela comme une opportunité de mieux faire entendre le discours peu audible jusqu’alors d’une agriculture paysanne entrain de disparaître tout simplement. Et si les décisions actuelles ne font qu’augmenter les différences entre les modèles agricoles, ce n’est finalement qu’une goutte d’eau de néonicotinoïde dans un vase de glyphosate. Car le modèle de l’agriculture biologique enfermé dans sa niche commerciale réservée à une minorité aisée, consciente ou engagée ne pourra en aucun cas, à lui seul, porter un projet émancipateur et révolutionnaire.

Le combat premier aujourd’hui, avant même les normes environnementales, c’est de lutter contre la disparition des agriculteurs, car la conséquence est nécessairement l’augmentation de la taille des exploitations, la mécanisation accrue, la perte d’autonomie, et in fine la catastrophe sociale et écologique certaine. La revendication première, celle entendue sur tous les barrages, c’est de permettre à chacun de vivre correctement de son métier. Chacun-e peut légitimement crier cette revendication et se pose nécessairement la question de la répartition des richesses afin que chacun ait accès aux produits de qualité, que la nourriture soit produite au juste coût et vendue au juste prix, c’est une condition nécessaire à l’application de normes environnementales et in fine à la bonne rémunération des producteurs.

Des normes à la centralisation du pouvoir

Alors pourquoi la base, c’est à dire la plupart de ces travailleurs de fermes de petites ou moyennes tailles, sont-ils rentrés au bercail à l’annonce des promesses du gouvernement ? Ce qui se joue dans ces mouvements de protestation, outre les revendications économiques, et ce que traduit la défiance envers les normes, souvent décriées comme Européennes, c’est bel et bien la détestation d’un pouvoir centralisé, géographiquement distant et loin des réalités. S’en prendre à l’État ou à l’Europe ce n’est pas mordre la main qui nourrit au travers de la PAC notamment, c’est vouloir dépasser la charité orchestrée pour atteindre la justice et l’autonomie confisquées. Dans un contexte général de souffrance et de difficulté économique, le ras-le-bol monte aussi en regard de l’injustice ressentie, c’est à dire de la comparaison de sa propre situation vis-à-vis d’autres qui ont davantage. Et l’envie légitime de révolte s’exacerbe et se déclenche aussi autour d’éléments symboliques qui viennent faire déborder un vase déjà bien plein, comme les normes environnementales, ainsi les différentes concessions symboliques du pouvoir ont forme de victoire même si elles servent d’abord les déjà plus aisés. Mais ce n’est que temporaire car la colère gronde dans l’agriculture comme ailleurs, avec des points de convergence évidents.

En effet, au-delà de l’aspect économique, les difficultés du métier seraient certainement mieux vécues s’il n’y avait pas sans arrêt deux poids, deux mesures et si les inégalités croissantes au sein de la profession ou dans la société entière n’étaient pas si évidentes. Pensons également aux échanges souvent exaspérant avec l’administration, la MSA aux abonnées absentes, comme dans l’ensemble des services publics, quand il s’agît d’accompagner, d’aider, de rendre « service » plutôt que de fliquer. Malheureusement, à l’image de la CAF, de l’hôpital, de l’école, …l’idée de l’administration n’est plus de mettre des moyens humains pour rendre un service, ni de permette à chacun d’obtenir les droits auxquels il peut légitimement et légalement prétendre pour améliorer sa condition.

Ainsi le sentiment d’injustice, de solitude et de désespoir face à ses propres problèmes grandit au fur et à mesure que le cynisme du pouvoir, le recul des solidarités et les inégalités économiques s’accroissent. Nous pouvons supposer que le point commun entre le mouvement des gilets jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites, les émeutes de banlieue et le mouvement des agriculteurs c’est le sentiment d’injustice qui se décline de différentes façons mais qui se retrouve sur un rapport de défiance vis-à-vis du pouvoir central, et notamment d’un lieu de pouvoir souvent ciblé, Paris, la capitale.

Ces mouvements ont également en commun la violence. Violence dont fait preuve l’état envers les habitant-es de banlieue (pour exemple la mutilation de Théo en février 2017  et le meurtre de Nahel en juin 2023, qui a donné lui d’impressionnantes révoltes urbaines) et qui raisonne avec la répression et les mutilations diverses subies par les Gilets Jaunes, ou encore du côté des campagnes encore, la violence institutionnelle envers éleveurs et qui trouve son paroxysme dans le meurtre de Jérôme Laronze(3), assassiné par la gendarmerie en 2017, quand ce ne sont pas les agriculteurs qui se mutilent eux-mêmes et définitivement devant le désespoir engendré par le système qu’ils subissent.

Un autre point commun c’est l’appartenance aux classes populaires, ces luttes sont d’abord et avant tout des luttes de classes et symboliquement également c’est une lutte de la province contre Paris, une lutte de la banlieue contre Paris, une lutte de la ruralité contre la métropole, et c’est globalement l’opposition de modes de vies.

C’est une lutte des salariés et indépendants ruraux contre les cadres et patrons urbains. C’est les métiers difficiles, ingrats, les premiers de corvées, à qui on demande de travailler plus longtemps, jusqu’à 64 ans pour le moment, contre les cadres et intellectuels qui par la nature de leurs professions sont moins durement impactés, et qui, de plus ont des espérances de vie supérieures, et comble de l’abjection ont été, avec les retraités, les premiers soutien du Macronisme de la première heure. Sans aucun doute pour sa jeunesse, son dynamisme, et sa vision moderne et mondialisé de la société, vision qu’ils partagent évidemment.

Au delà des revendications économiques, les ruraux, en premier lieu les agriculteurs, comme les habitants de banlieue ou les territoires de province délaissés ont pour autre point commun de subir des moqueries et un mépris de leurs cultures, leurs accents, leurs coutumes, et sont combattus par le culturo-centrisme merveilleusement représenté par Macron et les têtes gouvernementales plus que jamais parisiano-centrées. Aujourd’hui même des membres de la majorité s’offusquent du parisiano-centrisme du gouvernement. Cette vision suffisante des biens nés, se constate également sur un plan politique, et François Ruffin le rappelle en reprenant une citation extraite des mémoires de Jacques Delors qui écrit, au sujet du « Non » au référendum de 2005 pour lequel les classes les plus pauvres avaient voté contre le projet : « Ceux qui avaient fait des études supérieures comprenaient mieux que les autres la construction européenne »(4). Pour Jacques Delors s’il y a une opposition à l’Europe libérale, ce n’est pas pour des visions politiques différentes, ou bien parce que certaines catégories de la population, déjà victime du libre-échange, cherche à se protéger, non. Pour lui il s’agirait de personnes incapables de comprendre. On retrouve bien ici la condescendance de classe et le mépris rappelant les « belles phrases » de la Macronie.

Le monde agricole dans le monde des perdants

Qui sont exactement les perdants dont les gagnants se moquent? Le peuple, les sans dents, ceux qui ne sont rien, ceux qui dépendent de la bagnole, qui payent chers les augmentations d’électricité, qui prennent l’inflation en plein dans la gueule, le peuple qui tire la langue et qui trime pour survivre. Celles et ceux, dont les agriculteurs font partis, à qui on explique qu’ils doivent mieux et moins consommer, mieux se chauffer, moins polluer, quand ceux-ci ne cherchent qu’à trouver un travail et s’y rendre, à acheter des produits bons marchés, à boucler la fin du mois, vont difficilement au cinéma et au restaurant, partent en vacances au camping ou chez des amis, quand ils peuvent partir en vacances… Oui la plupart des agriculteurs font partis de cette catégorie.

Et de l’autre côté du peuple, il y a les gagnants, les habitant-es proches des centres de pouvoir, partageant les modes de vie des puissants, celui des mégalopoles branchées, dont Paris, en France macrocéphale, est la représentation stéréotypée du mode de vie de centre urbain bourgeois ou en gentrification. Représenté par le jeune cadre dynamique, l’ingénieur, le manager, le journaliste, le médecin, l’avocat, … dont le niveau de vie économique est confortable, ce peuple des 10 % est moins sensible à l’inflation en général, et par exemple, par la proximité des services, du lieu de travail et l’accès aux transports en commun, moins sensible à l’augmentation des prix des carburants, cheval de bataille de la campagne française. Ils jouissent et revendiquent même une ultramobilité, douce souvent pour aller au travail, mais s’additionnant aussi à de la mobilité ultradure, avec de nombreux déplacements d’agréments, fait de week-ends aux sports d’Hiver (Entre 9 % et 13 % de la population fréquentent la montagne l’hiver et les skieurs sont plutôt diplômés, urbains et riches(5)), ou à quelques heures d’avion à l’étranger (En 2014, un Français sur quatre a pris l’avion, et seuls 4 % l’ont pris régulièrement vers un autre pays européen, Ils ne sont également que 4 % à avoir pris plusieurs vols dans l’année vers un pays hors UE.(6)), des vacances sur un autre continent, parfois plusieurs fois par an, et donc un usage régulier du transport aérien quand une part importante des classes populaires ne prennent jamais l’avion et dont les agriculteurs font une nouvelle fois partie.

Et ceux-ci peuvent éprouver un certain ressentiment et cherche à se défendre face à une culture hégémonique, mondialisé, une petite bourgeoisie hédoniste qui leur donne des leçons, une élite diplômée influente qui pèse sur les décisions politiques à Paris ou Bruxelles. Eux les perdants de la mondialisation, se voient bientôt comme les ouvriers de l’industrie d’hier, quand les décisions politiques, la concurrence économique internationale, avantageuse pour les actionnaires mais déloyale pour l’ouvrier, le libre marché et la course aux profits records et donc les délocalisations ont détruit les emplois, les familles, un tissu social, un savoir faire et une fierté ouvrière. Pour finalement ne garder en France que certaines industries autour des technologies de pointe ou les emplois de « service » (La période du COVID nous a même rappelée la bêtise stratégique de ces politiques industrielles). C’est la même chose qui se passe aujourd’hui pour les agriculteurs, et ils le savent. Comment ne pas voir que l’industrie de l’agroalimentaire, grande distribution et ses actionnaires en tête, sont prêts à acheter au moins disant, à délocaliser la production, à surfer sur l’inflation pour augmenter les marges et donc les profits ?

Les agriculteurs se souviennent aussi de ce monde ouvrier moqué, jugé comme rétrograde, « has been », les ploucs, ils se souviennent des mobilisations des ronds points ridiculisées sur les plateaux de télévision par un journalisme de classe. Ils voient leur monde agricole folklorisé jusque dans les aspects personnels et intimes dans des émissions de télévision comme « l’amour est dans le pré ». Ils se voient constamment dépeint en ringard, en bouseux des campagnes, et dénigrés par une catégorie sociale avec qui tout dialogue est perdu. C’est encore une fois une opposition de deux mondes, jusque dans le langage, le travail, les loisirs, la sexualité, … C’est le patois des travailleurs manuels de la campagne contre les anglicismes des managers de tableurs de la ville, deux parties de la société qui ne se côtoient pas et ne se comprennent pas, dans le premier sens du terme. C’est les travailleurs de la terre, par définition attachés à un territoire, contre les urbains mondialisés, hyperconnectés, mais hyperdéracinés. C’est la société du loisir contre celle du travail qui n’en finit jamais, celle des maisons secondaires, de la semaine de 4 jours, du télétravail, contre ceux qui ne prennent jamais de vacances, la société du multilinguisme des générations Erasmus, des chantres du développement personnel, de l’individualisme, de la psychologie positivisme, contre la sédentarité, les corvées, l’habitude, la tradition, la mémoire du territoire géographique, la dignité et in fine le suicide. Dans nos champs du Cotentin nous voulons échapper à l’une et l’autre de ces sociétés schématisées pour le présent exercice d’opinion.

Solidarité contre mépris de classe

Nous pouvons supposer que ce climat d’injustice, ce pays a deux vitesses, cette cassure du pacte social, cette sécession des plus aisés, et dans le meilleur des cas leur charité, leur paternalisme, dont nous ne voulons pas non plus, sont les principales causes des différents mouvements de contestation de ces dernières années, que sont les gilets jaunes, les révoltes de banlieues, la mobilisation contre la réforme des retraites et aussi les blocages autoroutiers des agriculteurs. Toutes ces tentatives de création d’un rapport de force contre le pouvoir centralisé ont une origine commune, c’est la lutte des classes dans les formes et les limites du moment.

Alors quand la confiance en l’avenir et un minimum de justice sociale sera rétablie, c’est à dire quand « le centre » (centre de la France, centre-ville, centre de décision,…) aura fait des efforts de redistribution des richesses et du pouvoir, nous pourrons peut-être demander, de manière efficace, à la « périphérie », au laisser pour compte, de faire les efforts nécessaires à la réduction de nos impacts sur l’environnement, de laisser la voiture et le pulvérisateur au garage, mais sans les conditions d’égalité et de justice, il est illusoire de penser qu’on pourra encore demander davantage à celles et ceux qui subissent déjà le plus.

Le dorénavant très absent Nicolas Hulot, après avoir été ministre du tout nouveau président Macron, a utilisé le terme de « Syndrome du Titanic », pour qualifier nos comportements collectifs vis-à-vis du danger représenté par le dérèglement climatique et la destruction de notre biotope. Loin de partager son constat, nous pourrions reprendre sa métaphore pour affirmer que les plus pauvres d’entre nous ne vont pas, par leur sacrifice, sauver le système des riches et préféreront couler avec eux parce qu’ils savent que c’est d’abord la faute des plus aisés si nous coulons. A condition que nous soyons sur le même bateau mais ce n’est pas certain, alors nous aurions des intérêts antagoniques, et dans ce cas il faudra vite faire couler le lourd paquebot politico-économique des privilégiés avant qu’ils coulent définitivement les restes de notre navire social, solidaire et « démocratique », ce qu’ils s’attachent à faire avec ardeur. Alors vivement la prochaine bataille navale, même si force est de constater que nous n’en gagnons plus beaucoup depuis un moment, des batailles.

Heureusement les campagnes c’est aussi l’autonomie (opposée à la dépendance des villes) et l’entraide, et plus que jamais le seul salut sera dans la convergence des luttes, le dialogue et solidarité avec celles et ceux qui subissent, celles et ceux entre lesquels existent de véritables points communs, que ce soit dans les quartiers de banlieues, les campagnes profondes, les périphéries pavillonnaires, … il faut travailler les solidarités de classe et déjouer toutes les manœuvres de division factice du pouvoir.

Et comme le dit Corinne Masiero, actrice fière de ses origines modestes :

« « Attention la prolophobie existe aussi chez les prolos : Tiens-toi droit ! Parle français ! Parle pas avec le patois ! Habille-toi mieux que ça ! Habille-toi en dimanche ! » Comme si ce n’était pas bien, la manière dont on parle, comme si on était une sous-couche sociale »(7).

En tant que classe exploitée et méprisée, émancipons nous de celles et ceux qui se croient nos maîtres, ne nous laissons pas diviser, et rappelons-nous qu’un tracteur peut cacher le wagon de RER d’un-e agent-e d’entretien venu-e nettoyer les bureaux de la petite bourgeoisie des centre-villes, un Véhicule de Tourisme avec Chauffeur venu-e conduire la petite bourgeoisie des centre-villes, ou le vélo d’un livreur venu livrer le repas de la petite bourgeoisie des centre-villes, ou la Clio d’une institutrice venue enseigner, dans une école privée, les enfants de … la grande bourgeoisie des centre-villes.

En guise de conclusion, un extrait du poème de Jacques Prévert, « L’effort Humain », pour toutes celles et ceux des classes laborieuses qui essayent de vivre de leur labeur à la ville, à la campagne, dans les usines, dans les champs, dans un tracteur, une voiture ou un vélo :

« sans arrêt il tourne en rond
dans un univers hostile
poussiéreux et bas de plafond
et il forge sans cesse la chaîne
la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne
la misère le profit le travail la tuerie
la tristesse le malheur l’insomnie et l’ennui
la terrifiante chaîne d’or
de charbon de fer et d’acier
de mâchefer et de poussière »

Jean-Sébastien

(Membre de la ferme Hébé à Néhou, coopérateur de l’Atelier Paysan , membre du groupe de Cherbourg de la Fédération Anarchiste et du syndicat de la CNT Manche)

(1) Source Insee 2016 – https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277860?sommaire=4318291

(2) Voir Observatoire National de l’Installation-Transmission

(3) Le documentaire Sacrifice paysan (https://www.youtube.com/watch?v=P-9H_2x1K9Y) revient notamment sur la mort de Jérôme Laronze et décrit le système de « d’écrasement historique de la paysannerie » (54ème minutes). On y retrouve également le témoignage de Yannick Ogor auteur de l’excellent livre « La paysan impossible », aux éditions Du Bout De La Ville.

(4) François Ruffin, le Monde Diplomatique, février 2024, Libre-échange, délocalisations, kermesse des dividendes : A Jacques Delors, le grand marché unique européen reconnaissant.

(5) Etude du CREDOC – Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie – de janvier 2023.

(6) Voir le rapport : https://www.wearepossible.org/latest-news/elite-status-how-a-small-minority-around-the-world-take-an-unfair-share-of-flights

(7) Extrait repris dans le livre « Parasites » de Nicolas Framont qui lui-même reprend les passages d’un entretien avec l’actrice Corinne Masiero dans Frustration magazine.

Pour aller plus loin, nous vous proposons l’analyse du mouvement faîte par l’Atelier Paysan dont nous sommes coopérateurs en tant que producteur :

Et le livre collaboratif de référence de l’Atelier Paysan :

Reprendre la terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire. Édité chez Seuil dans la collection littéraire Anthropocène.

4 thoughts on “Mouvement agricole : Un trop banal sacrifice

  1. Magnifique éditorial qui mériterait d’être largement relayé, surtout à quelques jours de l’ouverture du salon de l’agriculture.
    Merci Jean-Seb pour ce texte. ✊️

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